Cette bonne vieille mélancolie: extraits de Fantôme d’Orient de Pierre Loti (1892)

pierre loti 1893

Pierre loti chez lui, décontracté et mélancolique en 1893.

« Et je commence, une fois de plus, à errer sans but jusqu’à la nuit…Au crépuscule, tout à coup, je me retrouve sur l’immense place de Mehmed-Fatih, ramené par le hasard. Alors me revient cette phrase de mon journal d’autrefois, qui s’est gravée très singulièrement dans ma mémoire et s’est peu à peu liée, pour moi, à ce quartier saint, comme si elle en était l’expression même: « La mosquée du sultan Mehmed-Fatih nous voit souvent assis, Achmet et moi, devant ses grands portiques de pierres grises, étendus tout les deux au soleil, sans souci de la vie, poursuivant quelque rêve intraduisible en aucune langue humaine… »Rien n’a changé sur cette place; elle est restée un des lieux les plus turcs et les plus mélancoliques de Stamboul. La mosquée s’y dresse, indéfiniment pareille à travers les siècles, avec ses hautes portes grises, festonnées de dessins mystérieux. Et alentour, sous les treilles jaunies des petits cafés, les mêmes vieux cafetans de cachemire, les mêmes vieux turbans blancs sont assis, à cette dernière lueur d’automne. Alors, je m’arrête au milieux d’eux, à cette même place où, il y a dix ans, nous avions vu, un soir, paraître sur les marches de la mosquée un illuminé qui levait les yeux et les bras au ciel, en criant « Je vois Dieu, je vois l’Eternel! » Achmet avait secoué la tête incrédule, répondant: « Quel est l’homme, Loti, qui pourra jamais voir Allah… »

« Dans la belle nuit d’étoiles, je descends par le petit-champ-des-morts; je chemine ensuite dans Galata, qui est en pleine fête, et enfin, quittant cette rue bruyante, je m’arrête au bord de l’eau, à l’entrée d’un pont qu’on ne voit pas finir, mais qui s’en va se perdre au loin dans l’obscurité confuse. Là, tout change brusquement, comme change un décor de féerie au coup de sifflet des machinistes. Plus de foule, ni de lumières, ni de tapage: une profonde trouée de nuit et de silence est devant moi ; un bras de mer étend son vide tranquille entre ces quartiers assourdissants que je viens de traverser et une autre grande ville, d’aspect fantastique, qui apparaît au-delà sur le fond étoilé de la nuit, en silhouette toute noire dentelée de minarets et de dômes. Elle se profile si haut que les coupoles et ses mosquées, s’exagérant dans les buées enveloppantes, prennent des proportions de montagnes. »

« …Je vais tourner le dos aux quartiers neufs, aux boulevards récemment alignés, dans les parages de Sainte-Sophie et de la Sublime-Porte, qu’éclairent maintenant, hélas, des becs de gaz où circulent des voitures, des équipages d’ambassades promenant d’aventureux voyageurs. C’est vers le vieux Stamboul, encore immense que je me dirige, montant par des petites rues aussi noires et mystérieuses qu’autrefois, avec autant de chiens jaunes couchés en boule par terre qui grognent et sur lesquels les pieds butent. Mon Dieu! pourvu que quelque édile ne les détruise pas, ces chiens! J’éprouve une sorte de volupté triste, presque une ivresse, à m’enfoncer dans ce labyrinthe où personne ne me connaît plus mais où je connais tout… »

présence de l’été

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Ostseebad Binz (Rügen/DDR), Turm des Wasserrettungsdienstes, 1983

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Dresden, Kino und wasserspiele in der Prager Straße, 1962

Raum – Musik – Mensch

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Philarmonie de Berlin

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Costa del Sol

Cosmos-1383 made in USSR

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Quelle drôle d’idée ce voyage scolaire. Leningrad, Moscou, Leningrad en février 1987. Je me rappelle très bien de la neige la nuit, de la présence de la Néva, des canaux paisibles, du linge qui pendait aux fenêtres sur la perspective Nevski, des trams qui ne faisaient pas le même bruit que chez nous mais qui sentaient aussi quelque chose comme le gravier, de la visite du musée de l’Ermitage où ne suivant pas le rythme effréné de la guide, j’ai commencé à lambiner juste pour pouvoir regarder tranquillement les tableaux. Et puis, je me suis assise et n’ai plus bougé quand ils sont repartis au pas de course vers les couloirs. Après, j’ai continué à mon rythme. Heureuse. Il y avait peu de visiteurs, dans certaines salles le silence prenait le dessus, enrobait tout. Ce souvenir adolescent préfigure quelque chose de ma vie d’adulte. En fin de journée, il a bien fallu se rendre à l’évidence, ma classe avait quitté les lieux. J’étais seule.

Dans le monde de la production industrielle, une des conséquences de la mise en place des structures permettant la marchandisation des forces de travail aura été la normalisation, la destruction de notre propre rapport au temps, une reconfiguration à notre désavantage de la façon dont nous devrions pouvoir déterminer le sens de notre temps de vie et la qualité de son écoulement. Ce fut certainement un des leviers de l’aliénation, de l’intégration de la contrainte du travail dans notre psyché.

Mais dans le jardin sauvage qu’il est précieux à cultiver, ce temps des organes, de la peau et des cheveux qui poussent, de la lumière qui change, des promenades avec leurs changements de cap, du végétal capricieux. Le temps non morcelé, dans son immense étendue nous rattache à une force d’être, à notre dignité possible à n’être pas avili par le temps de la machine, du rendement ou de l’efficacité. Quand Jean-Jacques Rousseau écrit : « Je n’ai jamais cru que la liberté de l’homme consistât à faire ce qu’il veut mais bien à ne jamais faire ce qu’il ne veut pas » ça résonne fort agréablement et tout le monde comprend de quoi il en retourne.

Mais revenons à nos images. C’est en banlieue de Moscou que nous avons visité le musée de la conquête spatiale d’où proviennent ces 3 vénérables cartes postales. Distorsion entre l’image photographique et le souvenir de notre entrée dans ce hangar gris entouré de sapins. Le toit était en mauvais état, une neige fine se déposait sur les satellites. Une ambiance de chambre collective dans un hôpital de campagne : les héroïques voyageurs de métal revenus de leurs périples avaient mauvaises mines.

Dans ce décor saturé de l’entêtant kitsch soviétique l’imminence du changement de régime devait bien être perceptible, je ne dis pas par nous évidemment, écoliers du Brabant Wallon au regard perçant mais à l’analyse réduite. Mais malgré tout, ces capsules, Spoutnik et sondes nous apparaissaient quand même comme les traces d’un monde déjà disparu.

La légende, en Russe, Anglais, Français, Allemand et espagnol nous dit de la première photo : station automatique interplanétaire « Véga » qui a participé au programme scientifique international « Vénus – comète de Halley »

De la deuxième :  Satellite « Cosmos-1383  » intégré au système COSPAS-SARSAT (système de recherche et de sauvetage des navires et des avions).

Capsule géophysique de la fusée « Verticale » destinée à l’étude du soleil d’après le programme « Intercosmos »

De la troisième : Station automatique orbitale universelle « Oréol-3  » pour l’étude de la magnétosphère et de l’ionosphère de la Terre.

parti pris

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Une photographie prise par Felice Beato vers 1865.
« Le Taj Mahal, le célèbre mausolée construit en 1630 par l’empereur Moghol Shah Jahan en souvenir de son épouse favorite. »

Sans avoir lu la légende, difficile de reconnaître le Taj Mahal. Il a beau être le  monument phare des Indes, le roi de la carte postale à l’échelle mondiale, il suffit que l’angle de vue soit autre pour lui donner la présence et le visage d’un inconnu. Sur ce qui est devenu la vue classique, le bâtiment est frontal, le plan d’eau centré appuie encore la symétrie des lieux. La perspective nous dit « et bien approchez-vous, venez le voir de plus près ce chef-d’œuvre de l’art indo-islamique, venez caressez des yeux la pureté émouvante de ses lignes… ». Alors, que sur notre photographie, c’est l’arrière du mausolée, une imposante et féerique mosquée de papier que l’on longe en toute simplicité. On a pris le parti de la diagonale; de la rivière plutôt que celui de la terre ferme. On se laisse emporter par le courant. Au détour de ce léger virage, il y a deux hommes qui se parlent, les pieds dans l’eau alors qu’un autre, accroupis, regarde devant lui. La surface de l’eau évoque la douceur d’une peau de fruit. Puis on la voit se détacher des reflets métalliques, cette cahute sur pilotis. Et c’est toute la puissance de la vie quotidienne qui reprend le dessus. Et si la sujet de la photo était aussi cette cabane de pêcheur de guingois et pourquoi pas, les draps blancs qui sèchent sur le sol?

solo eskimo

eskimo

Une image gardée précieusement à part. C’était, je crois, la pochette que j’aurais voulu pour mon projet solo en 2002. J’ai bien enregistré des morceaux, ils ont été produit par Philip May, il y en a eu 5 finis puis j’ai préféré oublier de continuer, abandonner. C’était des instrumentaux très mélancoliques. Ce sont des disparus. Ou alors ils attendent juste le bon moment pour sortir de la nuit.

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Comme un échos à Lenz…

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La profondeur de la forêt maintenant. Il n’arrête plus de pleuvoir, l’eau tombe par cascades et remonte en fumées de chaque repli, replat, de derrière chaque crête, comme d’un incendie ayant pris de toutes parts, calmé par la pluie, mais sans fin, comme si la forêt couvait de gigantesques tas de charbon se consumant. Le chemin descendant des hauts plateaux est encadré de falaises d’où chute l’eau. La forêt est toujours plus profonde et quand mon regard cherche le fond de la vallée, entre les lianes et les mousses, je ne trouve que des surplombs annonçant d’autres avalanches de végétation jusqu’au bouillonnant torrent, futur fleuve, dont j’ai vu suinter les premières gouttes dans la mousse épaisse. Près des sommets. Inutilement nous tentons de nous abriter au moyen de grandes feuilles que nous tenons comme des parapluies, l’eau ruisselle de toute part. La voie creuse s’enfonce, et de chaque côté c’est la nuit, la forêt sans fin, des heures de forêt derrière, des heures devant. Plus loin, sur la gauche, le chemin longe le vertige, mais bientôt le même vertige grondant m’accoste à droite. Pourtant à aucun moment les impétueux torrents ne rompent la résistance de l’arête sinueusement dressée entre eux. Ils creusent des falaises, des cirques, des puits, relancent leurs attaques, mais jamais ne confluent. Mes pieds sont trempes, mes yeux et mon dos pleins d’eau, je dois calculer chacun de mes pas, alors je vois à peine le plafond que forment au-dessus de nous les fougères arborescentes et que je marche sur un tapis de pétales de roses. Le paradis est ainsi fait que parmi les énormes racines noires retournées, dans le sérieux éboulement de terre grasse et de roches, des pétales de roses se sont aussi éboulés.

à propos de Büchner : brièveté et inachèvement

Voici quelques considérations concernant l’extrait posté ici-même le 16 février 2010 s’intitulant densité irréelle du paysage .

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Georg Büchner entreprend l’écriture de Lenz en 1835, il a 21 ans et mourra 2 ans plus tard du typhus. Il laisse un manuscrit fragmentaire, non-fini mais qui tire toute sa force et sa fulgurance de cet état d’ébauche, une provocation à la correction; quelque chose de tranchant, de tendu qu’il n’a pas remanié selon les standards d’écriture de son époque. C’est par cette porte là qu’il fait son entrée dans la modernité.

Jakob Lenz est un des auteurs apparentés au mouvement d’avant-garde littéraire et politique du Sturm & Drang (tempête et passion) qui regroupa de 1760 à 1780 de jeunes écrivains Allemands, citons Goethe et Schiller. En janvier 1778, il effectue un voyage à pied, une traversée des Vosges pour se rendre à Waldersbach où vit le pasteur Oberlin. Il franchit cet espace montagneux déchiré dans le but d’être soigné par le pasteur de violentes crises de démence. Cinquante années plus tard, Büchner prit connaissance d’un document écrit de la main du pasteur Oberlin et destiné aux proches de Jakob Lenz pour leur expliquer ce qu’il s’était passé durant son éprouvant séjour.

J’ai relu le début de Lenz parce qu’un récit de voyage, avec scènes d’équilibre-déséquilibre à flanc de montagne m’y avait fait penser. Mais dans un autre espace, la Colombie et d’un temps qui rend possible de boire un café avec l’auteur, Joël Mützenberg.

Mais nous verrons ça demain…

des papiers yougoslaves

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Vous vous émerveillez devant un majestueux coucher de soleil alors que vous êtes sur un sentier qui surplombe un bras de mer et hop! une voiture déboule d’un tunnel.

C’est un peu l’idée générale qui se dégage de cette carte touristique de 1965, publiée en néerlandais. La question reste entière : le débordement des couleurs est-il intentionnel? J’aimerais imaginer que oui. Il me semble plausible que les illustratrices ou illustrateurs de Beograd aient pu prendre la mesure de la force poétique de cet infime décalage.

Le message : La Yougoslavie est une destination de choix pour les vacances motorisées. Le dépliant regorge d’informations tous azimuts orientées voitures, des pompes à essence, du transport automobile par bateaux, le prix du diesel ou la liste imposante des postes frontières.

Le tout complété par l’énumération de tout les concessionnaires automobiles Volkswagen, Ford, Renault ou Simca, classés par villes, avec adresses et numéro de téléphone. C’était un jeu d’enfant pour trouver un mécano qui s’occupait d’une Fiat à Dubrovnik– Automehanica, mihailov put 1, tel. 42-08, à Mostar– Autoremont, Bisce polje, tel. 23-60, à Skopje– 11 oktomvri, Krusevska 36, tel. 28-09 ou à Split– Dalmacija-autos, tupinarica 9, tel. 41-91

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Lire à haute voix autant d’adresses disparues tient de l’incantation.

une arme familière

mitaillette

Cette carte postale provenant de la Collection de l’Art Brut à Lausanne se promène dans mon existence depuis bientôt 20 ans, épinglée sur le mur de la cuisine, zonant à proximité de mon bureau, se cachant quelques mois mais réapparaissant toujours d’appartements en appartements. C’est un objet construit avec patience et dextérité pour le jeu. La guerre dans le fond du jardin. La mort symbolique de l’ennemi. La victoire.

Au dos on peut y lire:

ANDRÈ ROBILLARD

Fusil

Bois, boîtes de conserves, bobines, cuir, etc…long 114 cm

Mars 1964